Titre

« Le coursier »

Accroche

Il achemine vos messages dans les coins les plus reculés.

Préface

Quand on est coursier, on voit de tout et on transporte de tout. Mais peu auront voyagé autant que celui-ci…

Description

Écrite en septembre 2010. Une histoire inspirée par une rencontre, un jour d’été dans un café d’Austerlitz, avec une mise à l’essai sur un thème particulier : du genre “t’es cap d’écrire un truc sur ça rapidement  en moins de 15 000 signes ?”. J’avais la trame à mon retour à la maison et j’ai écrit ce texte dans la nuit, je suis comme ça, faut pas me chercher avec l’inspiration…
Un “je” narratif mêlant passé et présent permet d’entrer dans la peau du protagoniste. J’ai finalement soumis cette nouvelle et elle est parue dans le n°25 de «Reflets d’ombre ». Je vous l’offre ici :

EDIT du 28/08/2012. Je viens d’apprendre le décès de Joseph Messinger. Je lui dédicace cette nouvelle. Après tout, je l’avais écrite pour lui. À l’époque, le concours des nouvelles plumes s’achevait, Joseph avait plein de projets et il tenait à ce que l’on se rencontre. En discutant à bâton rompu dans son café favori, comme seul un extraverti de sa sorte pouvait le faire, nous partageâmes notre passé. À la fin il me fit part d’une des pistes qu’il explorait : ” Si je lance un recueil sur le thème “Après la mort”, tu crois que tu peux me faire un texte dans les 10-15 000 signes ?”

Cette nouvelle est la réponse à sa question, et elle est très personnelle, parce qu’avec Joseph… même un grand introverti comme moi ne pouvait pas rester de marbre. Pour ceux qui l’ont déjà lu, redécouvrez-la avec cette information supplémentaire : la scène finale dans le café, les deux hommes à table, c’est bien entendu moi et Joseph…

12 000 caractères

 

Text complet

Je vous connais bien. On a fait un bout de chemin ensemble, l’un derrière l’autre, sur les trottoirs de Paris, de New York, de Toronto, de Moscou, ou d’ailleurs. On s’est retrouvé dans la même rame de métro, ou dans le même compartiment de train. Je vous ai entendu partager une tranche de vie avec un voisin de strapontin. Je vous ai senti en colère contre votre patron dans une aérogare surpeuplée. J’ai goûté les effluves de votre parfum dans une file d’attente de ciné. J’ai croisé votre regard retors dans les mille reflets des miroirs pavant les parois d’un escalator.

Qui suis-je ? Personne et tout le monde à la fois. L’homme invisible, l’anonyme dans la foule, celui dont vous avez déjà oublié le visage en débarquant à votre station. Celui que votre subconscient fera jaillir dans un rêve et qui vous fera dire au petit matin « mais c’est qui ce type dont j’ai rêvé, je ne l’ai jamais vu de ma vie ».

Dans ce monde, il y a les gens importants : médecins, ingénieurs, artistes, directeurs aux titres ronflants plus forts que les chevaux de leurs berlines de luxe. Il y a les gens qui comptent vraiment : Les Instits, le Flic qui protège le passage clouté, le Journaliste de terrain, les Ouvriers, la Classe Moyenne sans qui rien ne se ferait et rien ne tournerait. Et puis il y a les parasites : les avocats, les politiciens, les footballeurs et les gourous de sectes aux titres aussi imaginatifs que ceux des journaux people.

Moi, je m’en fous pas mal. Je vous côtoie tous. Un jour ou un autre, ici ou ailleurs, tout le monde fini par avoir besoin de mes services : je suis coursier. Pour un message, un oubli, un objet perdu, une information égarée ou un chagrin d’amour ; on m’appelle. C’est toujours urgent, toujours pressant, toujours important, parfois même une question de vie ou de mort… Si vous saviez… J’ai tout vu dans mon métier, tout transporté : de la haine, de l’espoir, de l’amour, du bonheur, de la gratitude… J’ai beaucoup voyagé aussi. Vous n’imaginez pas ce que les gens sont prêt à faire et à payer pour relayer un message. Mon premier client par exemple, était enclin à vendre ce qu’il avait de plus précieux au monde : son âme.

À l’époque, j’étais perdu. J’errais littéralement dans la vie, avec les mêmes questions existentielles que vous : « qui suis-je, où vais-je… »

Sans boulot, sans passion et insomniaque, j’avais atterri dans un petit patelin paumé dont j’arpentais de nuit les chemins caillouteux, à la recherche d’un sommeil qui ne venait jamais. Mon esprit vagabondait en essayant de trouver une traduction française de qualité à « life sucks… and then you die » (« La vie est une chienlit, et juste quand tu penses l’avoir comprise : tu meurs… » ?) quand je fus soudain sorti de ma rêverie par un appel, un murmure lancinant transporté par une bourrasque glaciale tombant de nulle part et qui me fit frissonner jusque dans mes os. Je continuai le long du chemin, éclairé seulement par une demi-lune blafarde prête à s’éteindre, jusqu’à ce que je découvre un type étrange affalé à la croisée de deux chemins.

Les mains sales, les ongles couverts de terre, il était à genoux au beau milieu du croisement et sursauta en me voyant arriver.

— Vous êtes venu, oh ! Vous êtes venu !

Je pus constater que l’homme était en pleurs, et de toute évidence en proie à l’hystérie.

— Tenez, tenez…

Il entreprit de déterrer une boîte en argent enfouie au beau milieu de l’intersection et de me l’agiter sous le nez.

Une odeur âcre émanait de sa personne, mélange de sueur et… d’urine ? Depuis combien de temps au juste cet étrange personnage avait-il attendu ici, prostré et sans bouger ?

— Prenez, prenez, me supplia-t-il en secouant la boîte de plus belle.

Je ne fis pas un geste, à part peut-être un haussement de sourcil étonné. Et il entreprit lui-même d’ouvrir le couvercle et d’extirper une photo polaroïd de mauvaise qualité.

— C’est elle ! dit-il en me montrant le portrait souriant d’une charmante brune à la coupe carré.

Je gardai mon air surpris, et par la même occasion mon sourcil levé.

— Prenez mon âme si nécessaire, mais il faut qu’elle sache à quel point je l’aime.

À ces paroles je me détendis aussitôt, comprenant la nature du malencontreux quiproquo.

Il est dans nos campagnes, une de ces croyances païennes, germanique d’origine si je ne m’abuse, qui veut que si vous parvenez à faire venir un démon à la croisée des chemins, il exhausse votre vœu en échange de votre âme.

Mon arrivée tout à fait fortuite sur ce chemin après ce qui semblait bien être la troisième nuit d’incantation consécutive propre au rituel, avait quelque peu bouleversé le pauvre homme.

Je n’avais jamais été amoureux, et mon manque d’empathie ne me permettait pas vraiment de comprendre son état émotionnel. Pourtant, devant ses larmes, sa supplique et son désespoir, je finis par avoir un pincement au cœur. Je le calmai donc, lui expliquai que je n’avais rien d’un démon, mais que s’il m’expliquait où trouver sa dulcinée, je me ferais un plaisir de lui faire savoir la nature de ses sentiments. Il fut trop heureux d’accepter mon offre, qui au moins ne lui couterait pas son âme. Je fis comme j’avais promis et délivrai son message à la dame. Ils furent tous deux ravis, et pour moi, ce fut le début de ma carrière de coursier, si on peut dire. Cette nuit-là, à la croisée de deux chemins inconnus, c’est moi qui avais trouvé ma voie.

Je marche dans la rue déserte d’un pas décidé, à grandes enjambées. Je sais où je vais : le carrefour le plus proche, en direction de la gare. Bien des années ont passé depuis mon premier client, mais une chose n’a pas changé ; c’est toujours un carrefour, ou une croisée, ou un embranchement. Il faut bien traverser quelque part…

Les jambes de mon jean frottent l’une contre l’autre avec un son feutré qui se meurt après quelques mètres. Ma veste assortie s’entrouvre légèrement sous l’impulsion des saccades de mes pas, laissant paraitre le gris chiné de mon T-shirt par intervalles. Je réajuste machinalement mon sac à dos en bandoulière sur mon épaule. Le carrefour est en vue. J’ajuste mes pas au rythme de la musique diffusée par les petits écouteurs insérés dans mes oreilles. Je laisse la mélodie m’envelopper, ça aide, toujours. J’approche. Ma veste retombe, comme soudainement faite de pierre plutôt que de tissus. Le son feutré de mes enjambées se tait. Tout se fige autour de moi, aux alentours tout est silencieux. Dans ma tête, seule la mélopée raisonne. Je la laisse me guider, m’emporter. Je descends le trottoir, m’engage sur la rue et ferme les yeux. Un pas, une mesure : le froid saisit mon visage, ma peau s’assèche et se durcit, je bloque ma respiration pour ne pas brûler mes narines et mes bronches. Deux mesures : Mes oreilles sont transies, brûlées par le froid. Trois mesures : je ne sens plus mes doigts crispés sur la lanière de mon sac. Quatre mesures : je lève le pied, en luttant contre la rigidité de mon jean pris par le givre, pour monter sur le trottoir opposé.

J’ouvre les yeux, je suis passé de l’autre côté. J’exhale un petit nuage de buée incongru en cette fin de matinée estivale. Mi-septembre, il fait 21°C. Il y a un peu d’animation devant la gare, un RER vient de déverser son flot de travailleurs mi-temps et d’étudiants. Personne n’a remarqué mon apparition, personne ne la remarque jamais. Je suis l’anonyme dans la foule, vous vous souvenez ? Celui qu’on ne voit pas, celui qu’on ignore, celui qu’on oublie. Je continue sur ma lancée comme si de rien n’était, déliant un peu mes doigts frigorifiés. J’éteins la musique, je n’en ai plus besoin. Quand on voyage comme moi aussi souvent d’un monde à l’autre, un trajet en RER peut se supporter sans bouclier musical. Je range mes écouteurs en passant les portillons. Mission accomplie, j’ai bien délivré mon message.

Je m’installe dans la rame, pensif. Je ne sais pas d’où me vient cette capacité de traverser vers l’au-delà et en revenir. Suis-je un monstre génétique ? Ai-je un mental si décalé qu’il me permet d’appréhender le royaume des morts ? Ou y avait-il bien de la magie dans l’air, cette lointaine nuit, sur la croisée des chemins ? Je ne sais pas et je n’ai jamais cherché à savoir. Je suis le coursier de l’Au-delà, c’est ma voie, c’est comme ça. J’ai embrassé cette destinée et je n’ai jamais regardé en arrière. Avant, je n’avais pas de vie de toute façon. Maintenant, au moins, j’ai une raison d’être.

Pour être coursier comme moi, il faut une certaine abnégation. Pas question de m’immiscer, je suis juste un messager. Les sentiments, l’empathie, ce n’est pas pour moi. Je dois tout cloisonner, compartimenter, sous peine de finir psychotique.

Je ne prends jamais parti. Si on a vraiment besoin moi, je le sais, je sens « l’appel » et je viens. J’écoute, je prends note de la nature du message et je livre. Mais une fois dans le royaume des morts, je fais de même, sans critique et sans jugement. Le veuf qui rêvait tant hier, désireux que sa défunte femme eût pu laisser trace des comptes en banques offshores de sa fortune avant de disparaitre, va voir son vœu se réaliser. La célèbre rentière morte lors d’une compétition équestre quelques jours plus tôt m’a confié deux séries de codes. Une pour son mari, une pour ses enfants. Je sais que ceux destinés au mari, s’il les utilise, le lieront à des comptes mafieux de blanchiment d’argent, et ruineront sa vie. Mais cette information ne fait pas partie du message qu’elle m’a demandé de livrer en retour. Il n’est pas obligé de les utiliser, c’est son choix, pas le mien. Je sors à gare de Lyon et rentre dans le hall de l’immeuble qui borde la cour des arrivées. J’extirpe de mon sac l’enveloppe que m’a confiée la défunte et la tends à la réceptionniste.

— Livraison pour votre éditeur en chef.

Elle se saisit de l’enveloppe sans me regarder et la pose machinalement dans le panier du courrier sans même me demander s’il y a quelque chose à signer. Je repars comme je suis venu, en courant d’air.

Dehors, un murmure me parvient, porté par le vent, comme cette première nuit. Un « appel », et il est proche. Je traverse le pont en laissant flotter mon regard à la surface de la Seine et me dirige vers l’autre gare, à deux pas : Austerlitz.

Dans un café, deux hommes discutent, je rentre et m’installe derrière eux sans éveiller leur curiosité. L’un d’entre eux, je le connais bien. Nous nous sommes rencontrés plusieurs fois. Un père parti trop tôt, un ami fauché trop jeune, un grand-père envolé avant d’avoir pu en saisir toute la sagesse. Mais ce n’est pas lui qui m’appelle cette fois, il n’a pas de message pour eux, lui est en paix. C’est son interlocuteur qui a un message à passer. J’écoute son cœur, son âme : il veut convoyer son amour à son fils décédé trente ans plus tôt.

Je sais que cette fois je ne pourrais pas rester détaché, pas plus que je n’aurai à retourner dans l’Au-delà pour livrer mon message. Je connais ses yeux. Les grands yeux bleus, emplis de larmes, qui ont veillé sur moi pendant mes trois brefs jours d’existence. Les yeux pour lesquels j’ai esquissé un faible sourire avant de m’éteindre. Pour remercier d’avoir simplement était là.

Message reçu… mais comment y répondre ? Je ne peux tout de même pas lui taper sur l’épaule et me faire connaitre…

Je me lève et m’éclipse, comme je suis venu, incognito.

Je ne sais pas pourquoi je vieillis, je suis le seul dans l’autre monde à vieillir, tout comme je suis le seul à pouvoir traverser la frontière qui nous sépare. Plus j’avance dans la mort et plus je me pose la même question que vous : « Et après ? »

Après la vie ? J’ai la réponse. Après la mort ? Aucune idée… Mais j’ai un espoir, un souhait. Secrètement, je me dis qu’à la fin je rouvrirais les yeux, j’aurais de nouveau trois jours, je serais dans les bras de mon père, et c’est lui qui me sourira cette fois, joyeusement, pour m’accueillir en bonne et due forme… de l’autre côté.